Crue
- ... On peut raconter n'importe quoi. L'évènement le plus insignifiant autant que le plus monumental laissent se manifester le grand mouvement du monde à la faveur duquel tout s'efface. C'est pourquoi la perte d'un chat qui s'enfuit dan la nuit peut être à l'origine de tous les deuils qui lui furent apparemment antérieurs. La scène désolée du monde suscite le spectacle d'un drame qui eut lieu bien avant que ce fut décor fut dressé. On peut raconter dans n'importe quel sens. Commencer par la fin. Finir par le commencement. prendre arbitrairement le récit en n'importe lequel des points par où il passe puisque chacun communique avec tous les autres. Dire ce qui est ou bien ce qui fut. Déplier l'espace d'un instant afin qu'il se déploie et en vienne à contenir toute l'impensable épaisseur de la durée. Inversement: compresser des siècles de sorte qu'ils tiennent en équilibre sur la tête d'épingle d'une seule seconde à peine écoulée. Et sans savoir du tout où se loge le temps et, parmi les évènements que l'on a vécus, lequel comprend tous les autres.
J'aurais pu tourner dans ce cercle pendant des siècles. Je voulais comprendre. Et cela supposait que je me raconte à moi-même ce que j'avais vécu, ce que je vivais. Peut-être la solution la plus appropriée aurait-elle consisté à produire un récit dont le désordre fut conforme à celui du monde: un récit sans queue ni tête seul accordé à un monde sens dessus dessous. Réfléchissant le tourbillon des choses qui se succèdent et se remplacent. Mais ce n'est pas ainsi certainement que s'écrivent les romans. Et l'on ne peut échapper à leur loi dès lors que l'on veut raconter. Quitte à ne pas dire la vérité. Puisque c'est la condition que suppose tout récit. Il faut s'y résoudre. Comme si l'on avait le choix. Mentir ou mourir, paraît-il. Et moi, je vis.
Ou bien parce que seul il en savait le sens. ....